Titre
La nuit tombe quand elle veut
Auteur
Editeur
P.O.L
Date de parution
2011
Genre
Récit
« Il ne faut pas dire de mal de l’hôpital. Tous ceux qui ont écrit pour le faire avaient raison. Mais il est tard. Les hôpitaux de campagne disparaissent, ceux des villes n’ont plus assez de lits /…/
La première fois on est entrés, avec Jean, avec facilité. Opération en vue, il était inscrit. Ça lui suffisait, à Jean, il ne demandait pas beaucoup. Il orientait tout son corps vers l’espoir.
L’hôpital est une grande machine qui vous dit par ses bruits métalliques, ses silences, la précision des gestes de ses femmes blanches, qu’on n’est pas condamné à mort. Ici on vous soigne. C’est vers cela que Jean allait. Il pouvait encore marcher, plus précisément il donnait l’ordre de marcher à ce qu’il appelait ses jambes de ferraille.
Un jour il a dit : c’est moi qui ai la meilleure place, dans la famille.
Il nous fallait essayer d’être à la hauteur de cette phrase-là. On l’a fait. On a organisé notre pauvre danse autour de lui. À chacun de nous ses heures, ses secrets, ses chemins. On n’est pas venus en tas. Ça peut être terrible, une famille en visite à l’hôpital, en tas. Je crois qu’aucun de nous n’a pleuré.
Les autres? On ne se parle pas, entre visiteurs, on ne se touche pas, on se voit.
Je les vois encore. Ils traversent le grand parking à ciel ouvert, glacé, ils marchent vers celle ou celui qu’ils aiment avec un sac plein de jus de fruits trop lourd, avec des journaux ou des fleurs, avec n’importe quoi dans les bras. … »
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» … Mais avant d’ouvrir la porte de la chambre, on a le corps noué, la tête traversée par des trains qui déraillent.
On sait qu’il y a eu la nuit, que la fatigue augmente dans son sourire. Puis on ouvre la porte, doucement, et on avance, il est réveillé, il nous regarde /…/
Il ne vous demande pas de parler, il vous regarde. Il suffit de rester au pied du mur de sa souffrance, de sa peur. Et de tenir. A la distance, difficile à trouver, qui respecte son énigme de vivant. Etre tout près de ce qu’il a de plus lointain. Il suffit de voir son sourire, le mystère de ce sourire, pour tenir. Le chagrin c’est pour vous. C’est lui qui va mourir. «
(extrait pp 19/20)